Chapitre x – « Oui… Peut-être ? »

Nous nous étions donnés RDV à la gare des trains. C’était la première fois que j’allais le revoir depuis que nous nous étions déclarés l’un à l’autre. J’avais pris soin de choisir les vêtements que j’allais porter à cette occasion. Je souhaitais me présenter sous mon meilleur jour. Etre belle à ses yeux. Après presque deux heures à enfiler et ôter t-shirts, débardeurs, jupes et pantalons, mon choix s’est finalement arrêté sur un débardeur noir et sur un jean trois-quart, accessorisé d’une ceinture en tissu blanche et d’une paire de ballerines noires. Une tenue simple et efficace, que ma sœur aînée avait approuvée. 

Il avait quelques années et une bonne trentaine de centimètres de plus que moi. Ses cheveux étaient mi-longs, blonds comme les miens. Contrairement à sa sœur et moi, il n’était pas un grand adepte des réseaux sociaux. Pour moi, cependant, il lui arrivait de se connecter sur le compte de sa sœur afin que nous puissions discuter. Nous utilisions un code qui me permettait de savoir quand c’était lui qui se trouvait derrière l’écran. Un simple smiley que nous n’avions pas coutume d’utiliser dans d’autres circonstances. Il était drôle. Gentil. Ce n’était pas l’homme le plus musclé ni le plus mince de la terre. Mais je l’aimais tel qu’il était. 

“Je t’aime beaucoup”… C’est ce que nous nous étions dit sur Facebook. Nous nous connaissions depuis déjà six mois. Et durant ce temps écoulé, nous n’avions eu de cesse de nous tourner autour. Nous nous étions rencontrés dans le cadre d’une activité extrascolaire, que nous pratiquions tous deux de façon hebdomadaire. Nous nous regardions régulièrement du coin de l’œil et nous amusions à nous lancer des défis tacites, que nous nous réjouissions de remporter, lorsque nous ne nous cherchions pas les poux. Le jeu du chat et de la souris dans toute sa splendeur. 

Lorsque je suis arrivée à la gare, je peinais à respirer, tant je sentais mon coeur se contracter. Qu’allais-je bien pouvoir lui dire ? Comment l’accueillir ? “Tiens, ça fait longtemps…”, alors que j’avais passé la journée avec lui pas moins d’une semaine plus tôt ? “Bonjour…” ? D’accord, et puis quoi ? Devrais-je lui faire la bise ou l’embrasser pour la première fois sur les lèvres ? Compte tenu de ma petite taille, s’il ne se penchait pas de lui-même, la tâche s’annonçait corsée. C’est perdue dans ces réflexions que je l’aperçus, s’avançant vers moi nonchalamment. Il portait un jean délavé et un pull gris. Comme à son habitude, un chewing-gum ne quittait pas sa bouche. J’avais horreur de ça. Une véritable répulsion, depuis toute petite. Mais comment le lui dire, alors que j’éprouvais des sentiments sincères à son égard et que notre relation n’en était qu’à ses prémisses ? Et s’il le prenait mal et qu’il se rendait compte que je ne correspondais peut-être pas à l’image qu’il s’était forgée de moi ? Ce n’était qu’un chewing-gum, après tout. Une odeur de menthe. Rien de plus. “Avec le temps et l’habitude, probablement m’y ferais-je…”. 

– Tu m’as manqué !, me dit-il en me serrant dans ses bras.
– Toi aussi, lui répondis-je, heureuse de ne plus avoir à me demander de quelle façon le saluer.  
– Tu as envie de manger quelque chose en particulier ?, me questionna-t-il, tandis que nous nous dirigions tous deux vers les escalators, main dans la main.
– Je ne sais pas trop… On peut manger des pâtes ou des paninis. Qu’est-ce que tu préfères ?
– Des paninis, c’est parfait !

Je fixai nos mains entrelacées. Cette simple vue me mit en joie, et en même temps… Je ne pouvais que remarquer davantage la différence de taille qui nous opposait. Alors que son bras était complètement détendu, suspendu dans les airs, le mien formait presqu’un angle de 90°. Je le savais grand, mais il me l’apparaissait bien plus maintenant que notre proximité était devenue plus importante. 
– Ellie… ?, m’interpella-t-il. 
– Toutes mes excuses, répondis-je, rappelée à mes pensées. Tu disais ? 
– On peut manger au “Regaletoni”, si ça te convient ? Ils font de très bonnes pâtes…
– Oui, pas de souci ! Le “Regaletoni”, c’est très bien !, confirmai-je, le sourire aux lèvres. 
Nous nous rendîmes donc au bistrot italien susmentionné et commandâmes de quoi nous sustenter. J’optai pour des pâtes carbonaras ; lui, pour un panini italien.

Les émotions qui m’étreignaient étaient aussi vives que contradictoires. J’étais enchantée de me tenir à ses côtés. De savoir que quelqu’un comme lui s’intéressait à quelqu’un comme moi. De savoir, en réalité, que je pouvais plaire au garçon qui me plaisait. Pour rien au monde, je n’aurais échangé ma place avec qui que ce soit. Et pourtant, je ne savais pas quoi lui dire. De quoi parler avec lui. J’étais timide. Incertaine. A l’affût de sa moindre validation. J’avais à cœur d’être celle qu’il avait vue en moi. J’étais entièrement et complètement à sa merci. Mais plus encore, j’étais jeune et inexpérimentée.

Je ne dirais pas qu’il l’était beaucoup plus que moi. Expérimenté. Si je ne m’étais pas méprise, j’étais sa première petite amie. Il avait déjà craqué pour d’autres filles auparavant, mais ses sentiments ne lui avaient jamais été rendus. Jusqu’à moi. Cependant, il était beaucoup moins réservé, plus audacieux. 
La semaine dernière, alors que l’on fêtait l’anniversaire du club de sport dont on avait grossi les rangs, nous nous étions baladés rien que tous les deux. Deux amis errant seuls dans les alentours enherbés du bâtiment qui accueillait démonstrations, repas et animations. Nous avions finalement entrepris de nous asseoir sur le rebord d’un muret de pierre. Rapidement, je m’étais mise à frissonner. L’air frais d’avril était encore agressif, et j’avais oublié ma veste à l’intérieur. J’avais hésité à le lui signaler et à me lever pour aller la chercher. Cependant, mon envie de rester là, à ses côtés, et de profiter du moment l’avait emporté. Quand bien même serais-je restée plus longtemps dans ma réflexion que cela n’aurait rien changé. Il avait perçu mes dents claquer brièvement et avait fait glisser sa lourde veste noire sur mes épaules. Le rêve de toutes les filles qui se bercent de romantisme ! Je l’avais gratifié d’un sourire. 
Et tandis que nous discutions de choses et d’autres, tandis que nos yeux s’étaient perdus, les siens dans les miens et les miens dans les siens…
– Tu m’excuseras, mais je meurs d’envie de t’embrasser !
J’étais restée coi. Mon cerveau était en feu. Mon coeur cognait dans ma poitrine. Avais-je imaginé ce qu’il venait de me dire ? Etait-il sérieux ? Dans ce cas, qu’attendait-il ?
– … Heu, je rigole, évidemment !, s’était-il ravisé, vraisemblablement mal à l’aise. 
– Ah, oui, bien sûr…, m’étais-je contentée de répondre, un peu déçue. 
Après quelques instants de gêne, autant pour lui que pour moi, nous nous étions relevés et avions repris la direction du bâtiment pour trouver de quoi nous sustenter.

Quand nous eûmes terminé de manger, je lui demandai où il souhaitait aller. Il hésita un bref moment, puis m’invita à le suivre. Nous déambulâmes à travers les rues de la ville jusqu’à arriver au pied d’une construction historique, datant du Moyen-Âge. 
– Et si on allait se poser là-haut ?, me suggéra-t-il. 
– Tu veux vraiment me faire escalader tout ça ?, l’interrogeai-je, sans trop d’emballement.
– Mais oui ! On sera bien ! Viens !
Il me prit par la main et m’entraina à sa suite.

Arrivés tout en haut, nous ne nous posâmes pas tout de suite. De toute évidence, il cherchait quelque chose de précis. Mais quoi ? Il ne me répondit pas, comme s’il n’avait pas la réponse à ma question. En chemin, nous croisâmes un couple. La jeune femme était renversée sur les épaules de l’homme, qui la retenait par les chevilles. Tous deux riaient aux éclats.
– Ils ont l’air de bien s’amuser, me fit-il remarquer, la voix un peu enrouée, en m’invitant toujours à le suivre.
Il avait pris la trajectoire inverse du couple que nous avions croisé. Il s’arrêta au milieu d’une zone enherbée, déserte, à l’abri des regards indiscrets, qui dominait la ville.
– Ils nous ont laissé la place, si c’est pas gentil de leur part ?!, m’avait-il dit, en me gratifiant d’un sourire taquin. 
Je m’étais contentée d’étirer les lèvres à mon tour.

Après avoir déposé mon sac, ne sachant trop que dire, que faire et où me mettre, je m’avançai vers le bord et admirai l’agglomération en contrebas. Admirer, vraiment ? Non. En réalité, ce fut la seule chose que je trouvai à faire pour canaliser l’angoisse qui me gagnait. Ce moment à la fois tant attendu et redouté n’allait pas tarder à s’imposer, n’est-ce pas ? Là, à cet endroit où, de façon temporaire, nous semblions seuls sur Terre. C’était là et maintenant que tout allait se jouer. Là et maintenant que nous deviendrions officiellement un couple. Là et maintenant qu’il allait m’embrasser pour la première fois.
Il s’approcha de moi. Il regarda le vide, puis me saisit délicatement le bras. Il releva mon menton et me souffla de nouveau à quel point il mourrait d’envie de m’embrasser. Je ne le repoussai point. 
– Alors qu’est-ce que tu attends ?, lui murmurai-je pour toute réponse.
Il fondit alors sur moi et s’empara de mes lèvres. Rapidement, il en força l’entrée de sa langue, qu’il fit tournoyer autour de la mienne. 

J’avais attendu ce moment depuis longtemps. Et pourtant, ce jour-là, à ce moment précis… C’est le dégoût qui s’éveilla en moi. Qu’on ne se méprenne pas. J’avais envie de l’embrasser. Envie qu’il m’embrasse. Envie de partager ce moment avec lui. Mais ce souhait ne prit jamais forme. Un pavé de steak s’imposait dans ma bouche à chaque fois que mes lèvres se posaient sur les siennes. Le chewing-gum qu’il invitait régulièrement dans sa cavité buccale glissait de temps à autres sur mes muqueuses au gré de ses assauts, manquant, parfois, de me décrocher une nausée ou deux. L’impression qui me dominait était qu’il n’y avait pas de place pour ma propre langue au sein de cette bouche qui, pourtant, était supposée mienne… Pas de place pour moi. 

– “Tu peux arrêter de chanter, s’il-te-plait ? Quelqu’un pourrait t’entendre…”

Après quelques minutes à s’embrasser… ou plutôt, au cours desquelles, lui, m’embrassait, nous prîmes place à même le sol. Il m’embrassa de nouveau. Et, ce faisant, s’allongea sur le flanc, m’enjoignant, de par la posture qu’il avait adoptée, à faire de même. 

– “Les chansons que tu écoutes sont nulles ! Tiens, ça, c’est de la bonne musique !”

Il posa la main sur ma poitrine. J’ignorais si ce geste était supposé me procurer une quelconque sensation de plaisir. Je ne savais pas si j’avais envie que sa main se pose… là. Je ne dis rien, continuant à accueillir ses baisers de plus en plus imposants.

– “Tu veux que je vienne chez toi ? Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien y faire… ?”

Il glissa ses doigts sous mon débardeur et les fit glisser jusqu’à l’un de mes petits seins, dont il s’empara. Il le malmena, le pétrit vigoureusement. Aucun sentiment agréable ne m’ébranla. Je m’inquiétais au contraire que quelqu’un ne surgisse au détour d’un buisson et ne nous surprenne. Mais là encore, je ne dis rien. Après tout, il était plus âgé que moi. Il était normal et naturel pour un garçon de son âge de se livrer à ce genre d’activités, pas vrai ? Et puis… Si cela pouvait lui faire plaisir, j’étais prête à prendre sur moi. Je n’en tirai pas spécialement une sensation de bien-être. Bien que le contraire fut tout aussi vrai. Mais alors, que ressentais-je, exactement ? 

– “Désolé, je n’ai plus de crédit sur ma carte SIM…”

Un sentiment de loyauté ? D’obligation, peut-être ? Non. Plutôt… De « devoir ». N’était-ce pas là le comportement que n’importe quelle petite amie modèle se devait d’adopter ? Si pas, ne risquait-il pas de se lasser rapidement et de me quitter ? Je crois que j’avais peur. Peur de me retrouver de nouveau seule. Isolée. Sans attachement. Il n’y avait rien de plus effrayant, à mon sens, que de savoir que l’on n’était pas aimée. Pas désirée. Pensées et ressentis que j’avais longtemps hébergées. Je ne voulais plus revivre ça.

– « T’inviter chez moi ? Pourquoi ? »

J’avais 14 ans.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut